Ile de Lanzarote. Décembre 2012.
Fffftttttttfffffttttttttttfffffttttttffffftttttttttffffftttt Le ciel gronde. Et pourtant il fait grand beau. Ce sont les hélicoptères militaires qui, deux par deux, sillonnent la côte. A toute heure. Les pales, hélices de leurs machines fouettent l'air. Incessant va-et-vient. Assourdissant. Les badauds lèvent le nez, scrutent le ciel, admirent les engins de guerre et reprennent leur activité - manger une glace. A peine revenue de ma nav dans les îles préservées, je laisse un instant mon bricolage, interroge des pêcheurs avec lesquels j'ai pu me lier d'amitié ces derniers mois. Ils savent: "Dans la nuit de mercredi à jeudi dernier, une "patera" était sur le point d'accoster sur l'île, un peu plus au Nord, quand la patrouille de la Guardia Civil les a abordés et, foirant leur manoeuvre, ils sont entrés en collision avec l'embarcation. Un mort et sept disparus. Des blessés emmenés d'urgence à Gran Canaria.. et les 17 survivants clandestins détenus. L'embarcation a coulé." me relatent-ils, le ton triste.
Une "patera" est à la base une embarcation espagnole à fond plat. Mais ce terme
concerne aujourd'hui tout type de bateau utilisé par des groupes
d'immigrants clandestins. Ces bateaux de fortune servent à travers le
Détroit de Gibraltar, la Mer Méditerranée ou l'Océan Atlantique pour
arriver en Andalousie, en Murcie ou encore aux îles Canaries, où je me trouve. Le mot est entré en 2001 dans le
Dictionnaire de la langue espagnole. C'est dire si c'est la pratique s'est banalisée; la situation, aggravée. Un truc normal en plus, peut-être, dans notre société sans conscience. Depuis mon passage en Andalousie avec Tara Tari, je suis témoin de ça, de cette détresse. "Les pateras arrivent tout le temps, tu sais... " m'expliquait-on déjà en Andalouise. Je n'en ai pas parlé du tout ici parce que je ne sais pas comment en parler. Mais en prenant le temps là où je passe, je fais toutes sortes de rencontres. Il n'y a pas de mot pour la douleur que l'on ressent face à la détresse des autres.
Et les hélicoptères passent et repassent.
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Une "patera" |
Un peu coupée du monde, enfin d'un certain monde, celui de nos villes qui grouillent, qui râlent pour un rien, pour un tout mais sans rien faire pour changer radicalement le cours des choses. Un peu coupée du monde, disais-je, je ne fais pas grand chose pour suivre les
infos tellement désagréables qui se passent dans "ce monde". Je préfère apprendre du ciel et de la mer, des poissons et des arbres. Mais la réalité de la vie de ce que l'Homme a fait du monde me rattrape parfois. Par le bruit des pales d'hélicoptères par exemple. Ou comme à Gibraltar, quand les avions de chasse hurlaient dans le ciel et faisaient trembler la terre, le temps de faire le plein d'essence et de repartir vers le Mali, vers la Syrie où je ne sais quel autre pays en souffrance.
Des enquêtes sont en cours, et les recherches des corps des disparus ont été abandonnées. Ce qu'il s'est passé sur l'eau cette nuit-là? On parle de "gros problème technique" du bateau patrouilleur et on dit plein de choses. Bien que l'affaire soit terriblement triste, je crois que ce qui me choque le plus dans tout ça, ce n'est pas forcément l'accident qui a fait couler le bateau et de l'encre ici, mais surtout que l'on en soit arrivé là. A laisser des hommes dans de telles situations de détresse.
On s'agite pour gérer l'immédiat, l'émotif, l'arrivée des pateras et les conséquences, mais le vrai truc à faire, ce serait d'aider (pour de vrai) des humains à vivre, afin que l'exil ne soit plus la seule solution pour des peuples entiers. Et dire que l'on marche sur la lune. Tout est question de priorité, n'est ce pas.
Les hélicoptères bourdonnent, les troncs des cocotiers sont enguirlandés pour Noël et à la VHF, on demande aux navigateurs de veiller à la possible découverte des corps de sept immigrants disparus.
Sentiment amer face à mon inutilité, ça me bouffe.
Il fait nuit. Et les hélicoptères passent; tournent en rond.
Qu'avons nous fait de nos vies, de nos âmes, du monde?
Capucine