lundi 28 novembre 2011

Heraclitus - rencontre à Marseille

Lundi 21 novembre. Tout est prêt et je vais reprendre la mer demain puisqu'une fenêtre météo semble favorable. J'aurais aimé avoir le temps de connaître mieux Marseille et de profiter encore, mais la seule chose qui me tienne vraiment à coeur avant de partir est d'aller à la rencontre de l'équipage de cet étrange bateau, amarré lui aussi au vieux port, et que j'avais remarqué le matin de mon arrivée.
Ce bateau s'appelle " R.V. Heraclitus", R.V. pour Research Vessel. Une sorte de jonque sortie tout droit d'un pot de pâte à modeler, un bateau qui a de la "gueule". Une bonne bouille qui évidemment m'attire.

R.V. Heraclitus
Les gars du port m'ont aidé à traverser, et j'arrive devant cette jonque si belle, si toute pourrie, et si attachante. A côté de ce bateau, Tara Tari fait très neuf et luxueux, pense-je en approchant. En silence sur le ponton j'observe l'engin. Une tête sort d'un hublot tout rond. J'ai l'impression d'être dans un film type Charlie et la chocolaterie, c'est assez surréaliste. Il s'agit de la tête d'une fille espagnole qui m'explique qu'ils lavent les fonds du bateau, qu'elle ne peut pas trop sortir. De toute façon, à ce moment là, je dois rester concentrer sur ma mission de la matinée: aller aux douanes. Je regarde cette petite tête brune et bouclée qui sourit et lui dis que je repasserai d'ici lundi. "Parfait! A bientôt!" me dit-elle en refermant le hublot tout rond.

Quand je dis que le bateau semble avoir été fait avec de la pâte à modeler, ce n'est pas tout à fait faux. Le navire à la forme d'une jonque, mais en apparence, tout est arrondi, irrégulier et inhabituel. Heraclitus a été fabriqué avec un matériaux qui s'appelle le ferro-ciment. Ce qui lui donne cet aspect de pâte à modeler.
Heraclitus, jonque en ferro-ciment
Le ferro-ciment implique un type de construction dont les principes d'architectures sont proches d'une coque bois, mais les matériaux employés et leur mise en œuvre très différents. La construction repose sur une ossature d'armature métallique (quille, couples, varangues) constituée d'armature béton d'un diamètre assez important et mise en forme au gabarit de la coque. Leur section varie selon la résistance attendue, les liaisons sont particulières aux coques de bateau pour ne pas créer de sur-épaisseur. Sur ces armatures sont tendues des nappes de grillage treillis très dense, dont le nombre varie selon la solidité, donc l'épaisseur de coque à atteindre. Le liant, à base de ciment à granulométrie et dosage très bien maîtrisés, est très souvent complété par une résine. L'application du liant se fait directement sur l'armature et les couches de grillage qui jouent du coup aussi le rôle de ce que l'on appelle un moule perdu. L'application du liant est pour ce type de construction comme pour presque toutes les autres méthodes, déterminante sur la résistance et la qualité du résultat final. La coque terminée pèse le poids qu'une coque en bois. Les caractéristiques mécaniques du ferro-ciment sont très proches de celles de l'acier, l'élasticité en moins. Ce sont donc des coques plutôt très solides qui ne se déforment pas. Le principal avantage de ce mode de construction est de pouvoir faire des coques en forme, solides et durables sans moule. Le ferro-ciment a mauvaise réputation en France, car, si je résume, on dit que c'était un procédé de construction amateur et approximatif. Pourtant, il encore utilisé à l'échelle industrielle dans l’hémisphère sud.
Heraclitus a été construit aux Etats-Unis en 1975 à Oakland, en Californie, par The Institute of Echotechnics, toujours armateur et porteur des projets du bateau. Ce voilier, immatriculé au Belize (quand j'ai vu ça, Rodolphe, toi qui vis là-bas, j'ai bien pensé à toi! :) a la forme d'une jonque, et lorsque ses voiles sont hissées... Heraclitus est un fier navire, jonque de ferro ciment qui navigue avec un esprit bien particulier.

R.V. Heraclitus en mer
Assez facilement, j'arrive à prendre contact avec l'équipage. Kristin est chef d'expedition, nous nous donnons rendez-vous à bord de sa jonque, lundi. Il fait nuit. La jonque n'est pas collée au ponton, alors à l'aide d'un grand bout monté sur palan, elle rapproche le ponton. Sur l'aussière, une sorte de freezbe. C'est pour empêcher les rats de monter à bord. Bonne astuce. Les pieds sur ce pont rouge, j'entre dans le bateau. Kristin est Allemande, nous parlons anglais. Elle m'invite à bord. Le carré est dépourvu de banquette et de mobilier. Il n'y a rien, c'est superbe. Par terre des tapis et quelques coussins en tissu, les lumières sont tamisées, orangées. premiers ressentis qui me portent au Maroc ou dans ces pays où l'on prend le temps de partager un thé autour d'un plateau familial. Claus, capitaine du bateau, lui aussi Allemand épluche quelques légumes. Il s'arrête vient m'embrasser. Zénitude absolue à bord de cette étrange jonque. Kristin m'entraîne pour une visite complète. Une grande barre à roue est située à l'intérieur, un mur en bois sert de table à carte. C'est magnifique. Le barreur reçoit à l'intérieur des informations d'un veilleur toujours à poste, sur le pont. Nous parlons un long moment dans cette pièce sans pareil. Pas d'ordi, pas de technologie. Il y a des livres bien rangés et des cartes de tous les coins du monde, bien ordonnées dans des tiroirs en bois, sous le haut tabouret de barre. Il y a ici accroché au dessus de la table à carte verticale une représentation de Bouddha, à côté une figurine chrétienne et encore d'autres de différentes religions. Il y a des objets et pourtant un ordre parfait. Pas une poussière, pas un bibelot qui traîne. C'est étrange ce mélange des genres. Un souk ordonné, ce n'est plus la même chose, mais cela apaise, rempli le lieu d'un esprit libre et épuré.

Kristin and Capucine.. "women of the sea" commente Kristin
Quelques bannettes sont entourées de rideaux en tissus d'ailleurs dans le monde. La seule visite du bateau est un voyage autour du monde. Entre la cuisine 'américaine' du carré et la Bibliothèque, il faut passer par une petite pièce. Krisitin me montre un placard: "This is the magic room". Elle ouvre la porte en bois, et une montagne de déguisements brille et sintille. C'est que l'équipage s'amuse parfois, joue des petites pièces de théatre, et parfois aussi de la musique. Saltimbanques voyageurs, cet équipage poursuit une belle mission. Nous poursuivons avec Kristin, je suis fascinée par la Bibliothèque, je me perds dans la lectures des titres des livres.... Il y a en a tant, tous chargés d'histoires et de mélanges de culture. J'aime les livres et je suis vraiment fascinée. Nous parlons encore, a voix presque basse. Le lieu impose calme et respect, rien ne vient froisser la tranquillité reine.
Kristin n'a pas d'âge. Elle me dit qu'elle vit à bord du bateau depuis plus de 20 ans. Claus pareil, voire plus encore. "Un autre a tenté de vivre autre chose après 15 ans de vie à bord d'Heraclitus. Il est revenu au bout d'un an. Heraclitus, c'est un engagement pour la vie" me dit-elle avec un touchant sourire.
Et nous retournons dans le carré, parlons de Tara Tari, et de mon projet de traversée. Claus me pose de nombreuses questions... Et puis sur la carte du monde affichée, Claus me montre un endroit où il y a des îles qui jamais n'ont été marquées sur des cartes. "C'est un secret que je te révèle" me dit-il en me regardant dans les yeux, "il faut que tu ailles un jour voir cet endroit encore caché du monde".

Nous sommes là, assis sur les tapis et parlons de philosophie de vie en mer, de la quête de la simplicité. Ils naviguent en équipage, et je me lance dans une traversée solitaire. Nous partageons. L'échange est riche. Se sentir si vite en accord avec des personnes que l'on ne connaît que depuis quelques minutes, c'est assez fascinant. Cette rencontre hors du temps dure un peu. Et je repars au bateau avec l'une des équipières, Johanna vient d'Alaska, sur le chemin, elle me parle de sa région, des lacs et des pêcheurs, des cabanes en bois et m'invite à venir chez elle, là bas, quand nous serons toutes deux prêtes à mettre pied à terre. Devant Tara Tari, elle me pose des questions. Une interview particulière, pour une radio d'Alaska. Et pour ses dossiers de recherches menées sur le bateau Heraclitus.

une photo de l'équipage en 2010. Chercheurs, témoins d'ailleurs.
Parce qu'Heraclitus est un bateau de recherches. Depuis la mise à l'eau du bateau et depuis donc plus de trente ans, la jonque a parcouru plus de 250 000 milles sur les mers du monde. La mission menée par The Institute of Ecotechnics est simple. Aller à la rencontre des hommes partout dans le monde, afin de prendre connaissance de toutes les habitudes et traditions ancestrales des hommes et de l'eau et de s'en servir pour l'avenir. Prendre note de ce qu'il se fait, de ce qu'il se faisait, et comprendre ainsi comment "avant" les hommes arrivaient à vivre en accord avec la nature.
A bord, l'équipage a toutes les nationalités. Ces chercheurs sont hors norme, à moitié marin, à moitié hippie. voire complètement marins, et complètement hippies aussi. Heraclitus a construit un petit hospice avec une communauté Tibétaine, regroupant différentes cultures du Népal, et permettant des échanges faciles avec des Américains et des Anglais... Mais il y a tant d'histoires et tant à raconter sur la longue, longue épopée d'Heraclitus. Trente ans de mer et de rencontres...

Et aujourd'hui, la mer m'a permis de rencontrer Heraclitus. Une belle rencontre.
Mardi matin. Je me prépare pour le départ, j'arrive sur le ponton, et tout l'équipage est là! Nous parlons du jute, je leur présente Tara Tari, leur parle de Watever et des recherches de Corentin. Il est temps de partir. On se sert dans les bras. Très fort. Kristin me dit qu'ils ont parlé de moi toute la soirée, et qu'il se sont mis d'accord, ils veulent m'aider. Elle me tend un billet. "Quelques euros de la part de l'équipage" me dit-elle en anglais. Je suis très touchée. Kristin est émue. Et Claus aussi. Dernières embrassades. Comme si nous nous connaissions depuis toujours.

Et puis les amarres sont larguées. Ils repartent à bord de leur petite annexe métallique. Le temps de sortir du vieux port à la voile, ils sont tous à bord de leur jonque. Je barre de l'avant du bateau et pointe l'étrave devant eux, pour les saluer. Ils sont tous sur le pont. "Bon voyage!" me lance Johanna d'Alaska.
"Bon voyage!" me lance Johanna
une jonque pas comme les autres

Et Tara Tari quitte Marseille sous l'oeil bien veillant d'Heraclitus.

Départ de Marseille, le mardi 22 novembre 2011

.. un petit bruit de moteur. C'est Claus! il est venu avec sa petite barquette métallique, accompagné d'un jeune de l'équipage. Claus accompagne Tara Tari sur quelques bords, comme pour prolonger cette rencontre. "See you my friend! Take Care!" me lance-t-il en me saluant une dernière fois.

Thanks again dear friends from R.V. Heraclitus.
Et maintenant, cap à l'Ouest à bord de Tara Tari. L'aventure continue!
Capucine


ps: la route d'Heraclitus est à suivre sur le site : http://www.rvheraclitus.org

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