samedi 5 novembre 2011

La première fois

Vendredi 21 Octobre. Nous sommes en baie de Concarneau. Roland Jourdain et Corentin viennent de débarquer du bateau, et je suis là, seule à bord de Tara Tari. Il est 9h du matin, l'air est frais, et le vent souffle dans ce ciel tout bleu. C'est la première fois que je pars pour une telle navigation en solitaire.


Le zod s'éloigne, je tourne la tête, fixe l'étrave de Tara Tari. "Petit bateau, nous allons vivre notre première vraie nav' ensemble". Avec un bout, je m'attache au bateau. Dans tous les sens du terme, je me suis attachée. Je souris, un peu bêtement, tapote affectueusement le pont. Tara Tari, mon complice.

Un peu nerveuse, je range quelques bouts, observe les voiles, le vent, la côte. Mon coeur bat un peu plus fort et je souris toujours. Il n'y a bord, aucun instrument qui indique la vitesse ou la direction du vent, je n'ai pour source d'informations, que l'observation de la mer, des voiles, et parfois aussi de mes cheveux qui peuvent servir de girouette. Nous avons une bonne vitesse et je m'installe à l'arrière pour barrer. Pas de pilote automatique, il va falloir barrer tout le temps. Un dernier regard vers Concarneau. Je respire profondément.
Je pense à Corentin. Normalement c'est lui le capitaine. C'est assez particulier d'être seule à bord, nous avons passé de bons moments à deux sur l'eau. La transmission n'aurait pas pu mieux se passer et maintenant me voilà seule avec Tara Tari. C'est une étape importante et je suis vraiment heureuse.

15 à 20 noeuds de vent de secteur Est. J'avais regardé la météo sur Windguru, le site des surfeurs et des véliplanchistes, avant de partir. Cela signifie que j'ai le vent dans la figure. A l'aller déjà nous étions venus face au vent, là rebelote. Les ventilateurs ont de l'humour.

Coup d'oeil sur la carte. Je vais devoir tirer des bords entre l'axe Les Glénan - Groix et la côte. Une maille à l'endroit, une maille à l'envers. C'est maman qui va être contente, elle qui pensait qu'une fille préférait le tricot aux navigations solitaires.

Il faut que je m'organise. Je commence à me prendre des vagues et je suis en jean, pieds nus avec deux gros pulls. Partis un peu vite, je n'ai pas pris le temps de m'équiper et là, lâcher la barre dans ces creux et ce vent n'est pas simple. J'arrive à attraper ma veste, c'est déjà ça. Le bateau n'est pas tout à fait encore en configuration parfaite et cela me fait faire un peu d'exercice. Par exemple, l'ancre et sa chaîne sont simplement posées sur le pont, alors comme le bateau gîte, la chaîne a tendance à vouloir faire trempette et file dans les ouvertures du cockpit, sous le vent. Déjà que Tara Tari n'est pas le voilier le plus rapide du monde, si je laisse traîner la chaîne de l'ancre dans l'eau, je ne suis pas arrivée!
Dans ces premières heures, je prends mes marques en essayant de barrer de différents endroits, grâce au renvoi de barre (le bout vert sur la photo, en dessous). Avec le vent et les vagues, je reste assise un long moment sur le bord au vent, un peu au rappel. Mais ma place préférée, c'est assise sur les bouts, près de la barre. Cet endroit est bien agréable car il est suffisamment bas sur l'eau pour me permettre de voir sous le vent des voiles. Et puis c'est confortable. L'autre endroit 5 étoiles est à l'arrière, assise sur les anciennes voiles, là on est au top. Mais pour le moment, je dois rester dans le cockpit. Le vent soutenu rend la navigation assez sportive.


J'enfile mon ciré, grignote une figue séchée et bois un peu d'eau. "Un peu d'eau" c'est aussi ce que je me dis en voyant l'intérieur du bateau. Il y a une entrée d'eau par le caisson étanche, pas assez bien réparée et je dois écoper. Pas le temps de s'ennuyer sur Tara Tari, il y a toujours un petit truc à faire.
TaraTari a une bonne vitesse, mais en tirant des bords plats, je n'ai pas l'impression d'être très efficace. Sur le plan d'eau, peu de bateaux. Un cargo, quelques pêcheurs, et un voilier, au moteur le long des falaises. J'ai pris mes marques et je me sens bien sur le bateau. Il n'y a rien d'autre que la mer, le vent et le bateau. L'air est pur.


Le soleil commence à baisser derrière moi. L'automne est une belle saison, mais les journées sont plus courtes. Et alors que les lumières dorées s'endorment sur les Glénan, j'installe les petits feux sur les haubans (mais les piles sont à plat), je mets ma frontale sur la tête, amarre le projecteur afin de l'avoir facilement sous la main pour éclairer les voiles et le bateau. Avant la nuit, je fais le tour du bateau, histoire d'anticiper une éventuelle avarie. Je prends un petit sac étanche que j'amarre au vent, à l'arrière du bateau et dans lequelle il y a quelques pommes, un peu de pain et de fromage, du chocolat, des fruits secs et de l'eau. Comme ça, tout est à porté de main pour la nuit.
J'appelle Corentin pour lui donner des nouvelles. Au large, quand je ne capte plus, mon téléphone se décharge plus rapidement et je n'aurais plus de batterie d'ici peu. Je lui donne ma position et lui explique que tout va bien.

La nuit est froide, très froide. Le vent est fort, la mer aussi. La houle plus agréable sur un bord que sur l'autre, me malmène un peu et j'ai du mal à remonter face au vent. Quelque chose ne va pas, le foc fait n'importe quoi. J'éclaire et constate que la gaine de l'écoute s'est déchirée, les petits fils se sont emmêlés sur une vis du mât, je vais à l'avant pour dégager le bout et de retour dans le cockpit, je tente de border le foc. Alors que je borde, seule la gaine vient. L'écoute et la contre écoute s'emmêlent. C'est fou, cette capacité qu'ont les bouts à faire, tous seuls, des nœuds indénouables alors qu'il faut aux hommes un apprentissage méthodique pour réussir à faire de nœuds solides.

La situation n'est pas grave mais un peu pénible. L'écoute et la contre écoute sont nouées à trente centimètres du foc et m'empêchent de border la voile comme il le faudrait pour remonter face au vent. Je réfléchis avant d'agir. Si j'arrive à me mettre bout au vent, j'affale le foc, coupe les écoutes et les remplace par deux autres bouts. Seulement avec le vent qu'il y a, et les vagues qui ne m'aident pas, je n'arrive pas à me mettre face au vent. Le bateau gîte pas mal, et je décide de ne rien faire tant qu'il fait nuit. La conséquence de ce petit problème, c'est que je remonte mal au vent, je serai plus lente mais cela ne me met pas en danger. Aller bricoler à l'avant dans ces conditions me semble plus périlleux qu'autre chose. Je continue ma route vers le phare de Pen Men.

Régulièrement j'éclaire les voiles. Il y a beaucoup de pêcheurs sur cette zone. Et puis à babord, je vois deux feux, rouge et vert, s'approcher très, trop, rapidement. Le projecteur à la main, j'éclaire les voiles et le pont de manière assez continue pour indiquer le sens de ma route. Le bateau détourne sa route, passe derrière moi, mais pas très loin. Grâce à la lumière de la nuit, je distingue que c'est un vieux gréement. Sa silhouette est superbe, filant au portant dans cette mer formée. La fatigue aidant, je contemple cette rencontre nocturne, rêvant éveillée à l'histoire possible de ce grand voilier.

Il est 4h du matin. La lune se lève. Elle est si belle, je la regarde. Mes pieds nus sont gelés. Trempés et glacés par le froid, je ne peux pas envisager de mettre mes petites converses en toile, alors je regarde dans le bateau, prends deux chiffons qui ont eu dix milles usages. "parfait". Assise sur les bouts, près de la barre, j'emballe mes pieds dans ces chiffons qui ont du être blancs, devenus marrons, par la rouille, la peinture et le gazole. Deux morceaux de tissus ne réchauffent pas, mais isolent mes pieds gonflés par froid. La nuit se passe bien. Je ne dors pas car je dois rester à la barre, mais je me force à tenter une micro sieste de 4 minutes sur les couchettes. Vérifier que tout est clair sur le bateau, tour d'horizon pour surveiller les bateaux. J'éclaire les voiles, regarde encore tout autour de moi et je m'allonge sur la couchette. j'ai mis l'alarme de mon téléphone dans 5 minutes. A peine allongée, je m'endors. Profondément. 1 minute. 2 minutes. 3 minutes. 4 minutes. J'ouvre les yeux, regarde l'heure. Je suis super contente, j'ai réussi instinctivement à me réveiller au bout de 4 minutes. Je file sur le pont, prend un petit morceau de mimolette pour fêter ça. Et la lune avec sa tête de croissant, semble me sourire. Elle doit être contente pour moi.

Avec ces petits soucis d'écoutes, quand le vent est plus fort, je n'arrive plus à virer et je dois empanner pour me remettre au près dans l'autre sens. Oups. Heureusement qu'il fait nuit, personne ne me voit. En même temps je ne suis pas en course, alors ce n'est pas très grave même si je me rends compte que je n'avance pas beaucoup malgré mes longs bords. Le tricot n'est pas mon fort. En mer non plus visiblement. Tant pis. Le bateau est beau, et tout va bien.

Mes pensées ont quartier libre. Elles sillonnent différentes mers. Les tiroirs s'ouvrent de manière assez aléatoire. Et puis soudain, je réalise que je suis là, en mer, seule, sur ce petit voilier qui représente déjà tant pour moi. Je viens de passer une année clouée dans un lit d'hôpital avec un rêve, et me voilà en mer, seule et heureuse. Je frissonne. Mes yeux sont humides, et cette pensée heureuse me réchauffe le corps de l'intérieur. Un moment intense. Je parle à voix haute au bateau, lui confie quelques secrets et le remercie. Si fort.

Le ciel s'éclaire. Le soleil se lève mais le vent ne se calme pas, c'est assez fatiguant. Je retourne prendre un ris pour calmer un peu le jeu. Petit coup de fil à Corentin, je lui dis que je suis proche de Pen Men... mais c'est une illusion d'optique. Ce phare semble toujours plus près qu'il ne l'est vraiment. C'est quelque chose que l'on sait, mais on se fait souvent avoir, car il faut le contourner, et du coup bien que l'on progresse dans la bonne direction, on reste longtemps à la même distance de la pointe de l'île. Je préviens Corentin que je ne pense plus pouvoir l'appeler après car mes batteries sont vides. Il me donne quelques infos météo "le vent va tourner et sera un peu plus sud, il gardera sa force, et à midi il sera plein sud". Le téléphone s'éteint et je descends brancher la VHF portable (unique vhf à bord) mais rien. Les batteries sont à plat. Elles ont dû se passer le mot. Drôle de complot, ça sent le bizutage. Quoiqu'il en soit, je n'ai plus aucun moyen de communication à bord. Parfait.
Je n'ai toujours pas dormi depuis 24h, (à part la micro sieste de 4 minutes) et il faut que je me repose. En attendant que le soleil soit un peu plus chaud, je me place sur le plan d'eau de manière à pouvoir me reposer. Un bord vers Groix avec beaucoup d'eau à courir, et pour le moment pas de bateau à vue. Recroquevillée sur les bouts, la main sur la barre, la tête sur le rebord du pont, je vais m'accorder une petite sieste. Le bateau avance tout seul, car j'ai réussi à trouver un bon réglage, alors la barre fait un mouvement régulier. Le fait de garder la main dessus me permet, même dans mon sommeil, de rectifier la trajectoire si le bateau venait à partir au lof par exemple. Pas de montre au poignet, j'observe le soleil et évalue à peu près l'heure. Il doit être 10h. Je m'endors.

Il fait bon et le vent s'est calmé. j'ai du dormir une heure et je suis en pleine forme. Je lâche le ris et constate avec bonheur que le vent a enfin tourné un peu. Ce qui me permet de faire route vers la maison. Le vent se remet à souffler plus fort. Plus loin, un trimaran MOD70 semble voler sur une coque, c'est impressionnant. Et puis, il est temps de tirer un peu la barre. Je m'approche de la côte, je sais que le chenal est un peu plus loin, mais ce n'est pas grave, il faut que je passe par là. Là, c'est Kerpape. Là, c'est sous les fenêtres de la chambre 212. Et là, je suis de l'autre côté de la fenêtre. Je passe près de la cardinale. Cette cardinale jaune et noire que j'ai regardé tous les jours de l'année kerpapienne. Cette première nav en solo, devait aussi passer par là. C'est symbolique et important pour moi. Et je repousse la barre, pour récupérer le chenal de la passe Ouest. Le vent est Sud, et j'ouvre donc les voiles. Il y a beaucoup de bateaux sur l'eau. Tara Tari va vite, et les plaisanciers que je croise saluent tous le bateau, prennent des photos. Mais je suis un peu dans ma bulle, sereine, seule avec Tara Tari.


Je me place à droite du chenal, pour ne pas avoir à manoeuvrer en passant la citadelle de Port-Louis. Les voiliers sont au moteur, Tara Tari déboule sous voiles. Larmor-Plage, Kernevel, ça y est j'arrive... encore quelques minutes, je prépare les amarres tout en m'approchant de la Base des Sous Marins.

Cette base a été construite par les Allemands, entre 1941 et 1944. Ces énormes bunkers font froid dans le dos mais font partie de l'histoire de Lorient. Le complexe est composé de trois bunkers, mais aussi de deux Dom-Bunkers au port de pêche, et d'un autre bunker un peu plus loin, sur les rives du Scorff. Le tout a nécessité le travail de 15 000 personnes et le coulage de près d'un million de mètres cubes de béton. Les trois bunkers de Keroman comptent entre cinq et sept alvéoles destinés à accueillir sous-marins, couverts par des toits d'une dizaine de mètres d'épaisseur. Les aviations britanniques et américains ont bombardé Lorient dans tous les sens pour détruire ces bunkers, en vain. Après la guerre, la Marine a récupéré l'endroit encore utilisé comme base de sous marins. En 1997, les militaires s'en vont et la "base" se tourne vers le nautisme. Les voiliers de course s'installent et en quelques années Lorient et sa base sont devenus un pôle de course au large de référence.

Il y a aussi une épave de sous-marin, qui sert un peu de brise-lame. Là, en passant l'épave, il y a toujours un petit dévent créé par les bunkers. Je me prépare donc à un petit empannage, borde la GV au max pour me concentrer sur le foc. Dévent, petit empannage et "bing", la bôme bouge de 5 cm et me donne une petite pichnette au-dessus de l'oeil. ça ne me fait pas mal, et je me concentre sur la nav dans l'étroit chenal qui mène au ponton de la Cité de la Voile. Mon oeil se brouille, je passe la main... elle est toute rouge. Mon visage est en sang, je me suis ouvert l'arcade sourcilière! quelle idée. Ce n'est pas grave, je me concentre sur mon arrivée car j'ai pas mal de vitesse et personne ne m'attend au ponton, je vais donc devoir gérer seule. Je mets les voiles en ciseaux, je prends l'amarre et saute sur le ponton flottant sur lequel Tara Tari beach presque. Manoeuvre réussie. J'amarre le bateau. J'ai réussi. Je suis arrivée au bout de cette première belle navigation qui n'a pas été toujours confortable, mais je suis vraiment très heureuse. Il est bientôt 18h, j'ai donc passé 33 heures en mer pour faire Concarneau - Lorient. C'était long mais super, j'ai adoré cette première fois.

L'équipage du Rara Avis du Père Jaouenn, amarré à côté, vient me donner un coup de main pour déplacer le bateau de l'autre côté du ponton, ils m'accueillent à bord, soignent ma plaie et m'offrent un bon thé chaud et une banane. Je suis épuisée. 

Corentin me retrouve devant Tara Tari, avec un petit kouignaman. Un peu inquiet de ne pas me voir arriver plus tôt, le voilà rassuré. Il me voit heureuse, rigole et me dit "j'avais peur que tu n'aimes pas l'inconfort du bateau... mais tu as aimé cette nav', c'est fichu, tu vas aller jusqu'au bout, j'en suis sûr maintenant".

Capucine

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