vendredi 6 janvier 2012

La robe d'Isabel

Vendredi 6 janvier 2012. L'Ampolla.
Au mur, quelques vieilles photos du port en noir et blanc. Du port tel qu'il était encore il y a cinquante ans. Dans la tempête et dans les calmes. Une rangée de bouteilles de whisky cache quelques voiliers de pêche en bois. Mon regard se perd dans le grain épais de cette photo. Autour de moi les hommes ont les visages ridés par le temps, le soleil, le sel et les années. Cheveux poivre et sel, un peu longs et aussi désordonnés que les débats du jour. Quels âges ont-ils? Aucune idée. Certains me disent que cela fait 45 ans qu'ils pêchent. Ils ont commencé à 15 ans mais ces choses-là ne se calculent pas. Ils sont pêcheurs, et n'ont pas d'âge. Ça parle fort autour de ces petites tables et je ne vois pas d'autres femmes. Enfin si, il y a Juanita. Tablier ficelé autour de sa mini jupe. Une jolie femme. Un homme arrive, même dégaine que les autres. Grosse chemise de laine et veste en jean, quelques boutons ouverts qui laissent apparaître un torse un peu poilu, un peu grisonnant. Il embrasse Juanita sur les joues. De ma chaise, j'ai l'impression qu'il lui gobe les joues. Elle se laisse embrasser, rougit un peu en baissant le regard et avance de quelques pas en décapsulant les trois bières de son plateau en métal.
Les hommes. Des vrais. Ils ont tous le nez levés vers l'écran de télévision. Il est encore tôt. La robe rouge sang et la voix grave d'Isabel Pantoja font frissonner les avants-bras poilus. Les décibels montent, le patron est là, pointe la télécommande vers le téléviseur. Tout le monde se tait, écoute et regarde la "Veuve d'Espagne", cette chanteuse de Séville, danseuse de flamenco qui sous sa chevelure noire envoute l'assemblée, chante son désespoir dans sa robe volante. Un homme, gitan d'après les connaisseurs, lui tourne autour, claque des pieds en bombant le torse. Ses cheveux longs et sa chemise noire lui collent à la peau. Il transpire. La séduction est un art que les andalous dansent comme se défendent les taureaux piégés dans l'arène. De sa sueur, dégoulinent la virilité et la puissance. Enfin apparemment. Je regarde les visages et les regards captivés. "Quelle femme" disent-ils sans retenue. On me ressert un verre de vin. Aussi rouge que le jambon Iberico. Et je suis là, parmi eux, les yeux rivés sur cette femme qui malgré les impressions ne chasse pas les moustiques, mais danse le charme andalou.

- je préfère mon ciré plein sel, plus pratique à porter à bord je pense -

Sur le comptoir, j'étale ma carte marine du Delta et du Cap Tortosa que prévois de passer demain ou après-demain. Le patron fait signe et trois hommes se rassemblent autour de la carte. Ils parlent tous en même temps. De question en mise en garde, je gribouille sur mon carnet quelques bribes de conseils. Qui mieux que les pêcheurs pour m'aider à passer le périlleux cap. Est-ce mon histoire, le bateau ou le rêve que je tente de réaliser ? Quelque chose leur plaît. "L'hiver la mer ne laisse passer que les braves. Si tu es arrivée là, seule et en hiver c'est que tu as le courage des gens de mer. Tu n'es pas un imposteur. Viens à notre table! " L'un d'eux replie la carte, un autre me tape sur l'épaule, pousse une chaise pour me laisser sa place. Un verre de rouge. Un autre. "Du bon". Et ils me parlent, partent dans leurs souvenirs de pêche. Je n'arrive pas à croire que je suis là au milieu de ces hommes qui n'invitent pas de femmes à leur table. Quelques morceaux de fromage et de jambon dans une coupelle, et dans une autre, un peu de bonite fumée, pêchée juste-là, me montre-t-on du doigt. Du doigt d'une main qui aurait été celle d'un bucheron si elle n'avait pas été celle d'un pêcheur.
Mes mains les intriguent aussi. Il faut dire que j'ai passé la matinée avec Djian Dong, et j'ai donc les mains et les ongles couleur rouille. Malgré le savon moussant du bar. Mais le moteur, c'est encore une autre histoire.

Le téléphone à pièce posé sur comptoir sonne. Un des hommes se lève, dit quatre "si" et raccroche. Il revient, récupère sa veste et nous dit que sa femme l'attend pour le déjeuner. Il est 15h mais il n'y a pas d'heure. C'est comme pour l'âge des pêcheurs. Ils n'y en a pas vraiment. Les autres ont sorti les dominos autour de calamars fris. Ici, on boit des bières, du vin et on joue aux dominos. Pas de musique, mais le son de la télévision. Le patron zappe, revient s'asseoir à mes côtés, télécommande à la main. Il me dit qu'après les infos il y aura la météo, de prendre des notes. A chaque fin de bulletin météo, il zappe et monte le son pour me permettre de voir le bulletin météo d'une autre chaine. J'en regarde cinq. Il remet du vin dans mon verre. Impossible de refuser. Mais impossible aussi de le boire. Je trempe mes lèvres, fait un peu semblant. Il pousse vers moi les petites assiettes de jambon et de bonite... "mange, tu dois prendre des forces". Derrière les lunettes du viel homme, la gentillesse du sage. Il est plongé dans ses souvenirs. Entre deux bulletins météo, il me raconte les souvenirs de son enfance, à bord du petit bateau de son père. Parfois il hoche la tête, et me dit que je suis une aventurière qu'il est fier de connaître. Juanita s'approche, repousse sa queue de cheval et ajuste sa frange. Elle me tend un mot qu'elle a écrit de la part de tous.
"Il ne s'agit pas de vivre de rêves.. mais de les vivre, de se battre pour eux et d'avoir le courage pour qu'ils se réalisent. ... Finalement l'important est d'être en vie et de vivre de grandes émotions, ton voyage en est la preuve. Courage!"

retour de pêche au port de l'Ampolla
Dans cet endroit, repaire de pêcheurs, on me parle sans cesse de ce que je fais et de ce que j'ai déjà fait. Ils n'en reviennent toujours pas. Certains m'ont vu sur l'eau, arriver de nuit, d'autres sont venus voir TaraTari. Et nous sommes le sujet de conversation. TaraTari, la fibre de jute, les pêcheurs du Bangladesh.... La conversation est passionnante et passionnée. Les pêcheurs sont visiblement sensibles à ce qu'il se passe de l'autre côté du monde. Et Isabel ne danse plus. Les noticias parlent de l'euphorie de ceux qui ont gagné la loterie nationale. Les bières et le vin ont réchauffé les sangs purs. Les hommes rient. Ils me disent d'attendre encore quelques semaines, le temps de venir en pêche avec eux. Quel honneur! C'est rare je pense d'être accueillie parmi les pêcheurs. "C'est gentil, j'aurais beaucoup aimé, mais je dois continuer et descendre vers le Sud". Et ils rient encore, s'amusent de mon obstination, et plaisantent en s'imaginant venir à bord. Quelques uns décident d'accompagner mon départ de l'Ampolla avec leurs gros bateaux, d'autres me disent qu'ils viendront à Alicante pour fêter mon passage du Cabo Tortosa, d'autres encore me disent qu'ils viendront un jour en Bretagne voir le "Mont Saint Michel" et qu'ils me rendront visite.... si je décide un jour de rentrer, ajoutent-ils. Rentrer. Je n'y pense pas encore.

Nous sommes autour de la table, sous le téléviseur, autour des bières, du vin, des dominos, du jambon et des olives quand l'un d'eux pose sa main de bucheron pêcheur sur mon bras: "Montre moi ta carte". je déplie ma carte marine ondulée par l'humidité et les embruns, tâchée par la rouille. Certains se tournent, comme par pudeur. L'homme m'indique un endroit, puis un autre. Un troisième. On me ressert du vin. Le son du liquide rouge remplit le verre et le silence. La bouteille est reposée et je regarde la houle rouge qui danse dans le verre. Il reprend. "Ici, et c'est un secret que je te confie, tu pêcheras les meilleurs poissons de la région". On se regarde. Il me tape l'épaule et sourit. Je souris à mon tour. Les hommes lèvent leurs verres et nous trinquons gaiment. Et l'un me regarde et dit "Quelle femme". Ne voulant pas me montrer flattée par le compliment, je lui réponds en regardant mon pantalon "pourtant mon ciré jaune ne fait pas vraiment le même effet que la robe rouge d'Isabel". Et nous rions ensemble.


Je m'échappe avant être saoule. Le vent siffle et les bateaux sont tous au port, ou presque. Je comprends qu'il est facile pour un loup de mer d'enchaîner quelques verres à l'abri du vent fort. Mais je ne suis pas un loup.
Qu'il est bon de sentir le vent sur mon visage après ce partage peu banal. Mes pieds me portent de l'autre côté du port, et je m'endors quelques instants à bord du plus beau petit voilier.
Allongée, les yeux fermés, je confie à voix basse à TaraTari le secret qui restera entre nous. La tête dans l'ivresse de cette petite histoire de vie parmi les pêcheurs catalans, au pied des montagnes, autour du vin et du jambon, sous le téléviseur et les volants de la robe rouge d'Isabel l'Andalouse.

Capucine


- ps privé pour maman : ne t'inquiète pas, en vrai je n'ai bu qu'un Orangina. :)

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