Comme nous ne pouvions dormir au creux de TaraTari sur la zone de carénage, cette nuit-là, avec Corentin, nous avons dormi sur la plage. Une nuit froide et avec beaucoup de vent - et donc de sable volant - mais près de la mer et donc plus agréable que le parking. Cela aurait été pu être le sujet du récit du jour, mais au petit matin, alors que nous marchions vers la zone de carénage, nous avons fait une rencontre.
Il s'appelle Ernest.
Ernest, le petit goéland blessé de Gibraltar. |
Un petit goéland brun qui s'est cassé une aile.
Un petit goéland brun qui ne peut plus voler.
Un petit goéland brun qui ne peut donc plus se nourrir.
Lors de mon stage sur la petite île réserve naturelle de Béniguet, dans l'archipel de Molène, j'avais appris à reconnaître les différentes espèces d'oiseaux marins, très nombreuses dans cette petite île interdite au public et tenue à son état sauvage. Nous avions 20 ans et avec ma bonne amie Claire-Anne, nous assistions dans leur mission de protection, les gardes de l'Office Nationale de la Chasse et de la Faune Sauvage. Des enseignements ornithologiques qui, dix ans après, me servent encore. L'île de Béniguet abrite la plus grande colonie française de goélands bruns, alors forcément, le petit Ernest me porte quelques instants vers l'archipel de Molène et quelques bons souvenirs.
L'île de Béniguet, au large du Conquet |
Retour sur le chemin du varadero.
Le petit Ernest marche seul le long du grillage, traînant l'aile et la pitié.
La scène est plutôt tristounette.
Corentin prend Ernest dans ses bras. A coups de bec, Ernest tente de lui mordre la main, y arrive (ce qui a du lui procurer un sentiment de puissance) puis se détend un peu (parce qu'il a bien compris qu'il était finalement assez impuissant). La fracture de son aile est fraîche et plutôt moche. Nous reposons Ernest et décidons de le prendre sous notre aile. Si nous ne pouvons faire grand chose pour ses os abîmés, peut-être pouvons nous l'aider à se nourrir. Nous lui apporterons quelques restes de nos repas, couenne de jambon, coquilles d'oeufs et bouts de pain.
Chaque jour, nous retrouvons le petit Ernest, qui essaie encore et encore de passer sa tête dans chacun des trous du grillage pour passer de l'autre côté. La tête passe, le cou aussi, mais ça bloque au niveau du corps. Il y a environ 172 827 trous par rangée horizontale à sa portée, et il y a 3 rangées à sa portée. Ça fait beaucoup de trous à essayer mais Ernest est vaillant - ou peut-être idiot - et continue ses essais avec le même entêtement. Un jour nous l'avons aidé à passer. Il a fait trois pas en avant, deux sur place, s'est retourné et a tenté de revenir de l'autre côté en utilisant la même méthode. Nous essayons de comprendre la stratégie. A-t-il oublié qu'il voulait traverser le grillage? A-t-il changé d'avis? Ernest a-t-il fait de trouver le trou a sa taille un défi? ou peut-être n'a-t-il simplement aucune mémoire?
Quand il trouve, le long de ce grillage la nourriture que nous lui apportons, le petit goéland semble fier comme un coq! L'affamé se précipite, attrape le mets dans son bec et se déplace vivement. Il nous surveille comme pour nous dire "pas touche, c'est à moi!". Pauvre petit goéland, n'as-tu pas compris que nous voulons t'aider? Et tous les jours nous essayons de lui apporter quelques petits restes, et de l'eau douce aussi.
Après le départ de Corentin et deux jours de navigation, je suis rentrée à La Linea, un peu inquiète de l'état d'Ernest. Les gens du port m'ont dit qu'il était mort. C'était en fait une blague, ou peut-être leur souhait. Normalement, on n'aime pas un goéland. Mais Ernest est bien en vie et se précipite sur le bout de pain frais que je lui donne. Il s'approche de plus en plus près.
Ernest à quelques mètres de Tara Tari |
Sur la zone de carénage, on s'amuse un peu de la situation. "Tu vas l'emmener avec toi?" me demande-t-on. Et bien j'y pense. Il se trouve que ses copains goélands l'ont clairement abandonné à son malheur. Aucun ne pense à lui apporter un petit poisson ou une bière fraîche ni à lui raconter le dernier match du Barça. Tu parles de potes. Pauvre petit Ernest.
Mais ce matin, avec Esteban, le chef du varadero, et alors que j'apportais un peu de nourriture à l'oiseau blessé, nous avons eu une bonne discussion. Esteban pense qu'Ernest est condamné à mourir car sans pouvoir voler il mourra de faim et de soif. Il me dit aussi :
- "En lui donnant à manger et à boire, tu retardes l'heure de sa mort mais tu prolonges la souffrance que doit lui procurer sa blessure. C'est cruel. Laisse faire la sélection naturelle..." il me montre du doigt deux cadavres de goélands étendus, quelques mètres plus loin.
- "Mais si sa blessure pouvait se soigner seule, et que donner à manger et à boire à Ernest lui permettrait de vivre le temps nécessaire pour se réparer sans mourir de faim et de soif ?!"
Nous allons donc dans son bureau regarder sur Internet si une aile cassée de goéland peut se réparer seule. Esteban lit à voix haute un commentaire qu'il trouve sur un site : "le goéland mourra de faim et de soif avant la guérison, le mieux est de l'achever au plus vite". Il rit car c'est un vétérinaire qu'il vient de citer et poursuit: "tu ne vas pas aimer les commentaires de ces sites!"
Bon. j'ai envie de croire qu'il peut se réparer tout seul, et qu'il faut donc l'aider à survivre d'ici là. Je n'aime pas trop ça normalement, les goélands, et je ne prétends pas jouer les Mère Teresa de cette espèce qui se nourrit de charognes et du poisson de nos pêcheurs. Mais Ernest est dans un sale état, et à part pour passer sa tête dans les mailles du grillage, il ne se bouge pas beaucoup pour sa survie.
La pluie battante et le vent très fort des trois derniers jours m'ont laissé craindre le pire. Sous la pluie, il refusait de se nourrir et y a laissé des plumes. Ce matin, profitant d'une petite accalmie, j'ai porté Ernest dans mes bras: la fracture semble moins moche. Il arrive à déployer son aile mais n'arrive toujours pas à voler. La discussion que j'ai eue avec Esteban me travaille un peu: et si il avait raison? et qu'au lieu d'aider le petit goéland, je ne faisais qu'empirer les choses?
A Béniguet, je me souviens de la règle de base de notre cohabitation avec les oiseaux, qui était :"ne jamais intervenir", quelle que soit la situation. Mais en faisant de l'île une réserve de biosphère, en la protégeant des hommes, nous sommes intervenus dans le processus: certaines espèces de l'île sont protégées et auraient peut-être disparu sans cette protection?
Cas de conscience. Le petit goéland n'est pas très soutenu parce que les gens n'aiment pas les goélands mais s'il s'agissait d'un petit oiseau plus mignon, plus joli ou plus malin? d'un dauphin ou d'un petit chien? J'ai tenté de réfléchir à différentes solutions, j'en retiens une qui me semble sympa: installer d'une aile de kitesurf sur le dos d'Ernest. pourquoi pas, Tarifa n'est pas loin, après tout et certains amis m'ont dit de cet endroit que c'était "le paradis!". Ce serait une belle destination pour mon malade du coup.
Maxime, mon équipier du Golfe du Lion, est au courant de mon dilemme:
- "Tu serais bien la première personne à adopter un goel! Les pirates avaient choisis des perroquets"
- "C'est plus exotique, je comprends les pirates"
- "C'est exotique ici, mais dans les Caraïbes, c'est d'un banal. En arrivant avec un goel, tu aurais la classe. Tu peux l'embarquer".
Classe ou pas classe, je me demande surtout si donner à manger et à boire au petit Ernest blessé est une bonne chose ou pas?
Ce soir, il continue à tester les trous du grillage, dans un sens, dans l'autre, d'un côté, de l'autre côté. ça fait 10 jours et bientôt 2 millions de petits trous de grillage que ça dure.
Que faire, petit Ernest ? Que faire ?
J'ai bien pensé à faire un trou dans le grillage pour au moins l'aider à réaliser son rêve de traversée... mais Ernest ne tente que les petits trous. Et puis, j'ai essayé de lui dire qu'en baissant sa tête il se rendrait compte qu'il est en mesure de passer sous le grillage. Il n'a qu'à se baisser et il traversera fastoche. Pauvre petit Ernest qui n'en fait qu'à sa tête. Que faire ? Que faire?
je crois que j'ai envie de te soigner, petit Ernest.
Capucine