Détroit de Gibraltar. nuit du 9 au 10 mai et 10 mai 2012. En mer.
Agréable surprise: Maxime Dreno, mon équipier du Golfe du Lion arrive vers 18h à La Linea! Moi qui idéalement souhaitais traverser en double le détroit de Gibraltar connu pour être "dur", je ne pouvais espérer mieux à quelques heures du départ. Cela étonne les gens du port, mais j'ai prévu un départ dans la soirée, dès que la marée commencera à descendre. J'ai bien préparé ma nav et je suis assez sure de mon plan: en profitant de la marée descendante, nous pourrons glisser toute la nuit le long de la côte espagnole dans une veine de courant favorable -qui va d'Est en Ouest- que j'ai repérée grâce aux cartes de courants du détroit que Gonzalo (Infante), météorologue de la Volvo Ocean Race m'a données quand j'étais à Alicante. Si tout se passe comme prévu, cela nous permettra d'être à l'aube à une bonne position pour commencer la traversée du détroit que je tiens à traverser de jour. Les courants et les cargos sont les principaux problèmes pour tous voiliers qui tentent de traverser. Mais un autre petit détail est à prendre en considération: le vent est de secteur Est, soit favorable, mais sa force, annoncée à 35 noeuds fichiers, risque de rendre la navigation relativement sportive. On m'a bien mise en garde, mais à l'heure du départ, je reste persuadée que Tara Tari peut s'en sortir et que c'est le bon moment pour partir. Le vent est fort mais dans la bonne direction et je préfère ça à me retrouver en plein détroit sans un souffle d'air puisque je ne suis pas encore certaine de la durée du souffle de vie de mon brave petit DjianDong.
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mon plan de nav, glisser la nuit et traverser de jour |
Il est 20h15 et nous larguons les amarres. Angel, religieux qui vit dans son bateau, fait une prière pour que "Dieu aide Tara Tari à arriver sans encombre jusqu'aux îles Canaries", et je lui confie quelques bricoles qui ne me seront plus utiles mais qui pourraient lui servir dans sa future traversée. Angel aura été l'une de ces personnes qui auront marqué mon escale à La Linea - Gibraltar.
Le vent est très doux, mais suffisant pour partir à la voile du ponton. Sur le quai, quelques personnes se sont regroupées et regardent les jolies voiles oranges de Tara Tari. Parmi eux, un Anglais m'interpelle: "Ton voilier et toi étiez à Vannes il y a un an, à la Semaine du Golfe?! je vous reconnais: tu avais un bandage à la jambe!" Je n'en reviens pas. "Oui, c'est bien nous! il y avait Corentin aussi, c'est son bateau!" Et nous sortons du port. Je repense alors à la Semaine du Golfe, début juin 2011: c'était ma première nav à bord de Tara Tari et je ne marchais pas encore vraiment bien. Doux souvenir avant d'aller dans le dur détroit.
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Départ de la marina Alcaidesa le 9 mai à 20h15 |
La traversée de la baie d'Algeciras est plutôt agréable: pas trop de vent, pas trop de vagues, et malgré les cargos, ces quelques heures nous laissent le plaisir de discuter un peu des derniers mois avec Maxime qui vient d'arriver et nous grignotons un peu de pain et de jambon. Et puis, Maxime part dormir: il faut prendre des forces tant que cela est possible. Le pilote automatique ne marche pas. Il est 1h du matin et je vire la cardinale Est au sud de la baie qui marque notre entrée dans détroit. C'est aussi à ce moment précis que la lune se lève au dessus du Maroc et je me souviens avoir soufflé un grand coup en disant à voix haute: "Tara Tari, nous voilà dans le détroit, nous allons quitter la Med et entrer en Atlantique: nous allons vivre notre premier 'détroit'".
Le vent se renforce aussitôt et j'essaie de me placer dans la veine de courant favorable. Il fait nuit, mais je peux distinguer quelques tourbillons proches de ma petite coque en jute. Nous accélérons et je souris: "excellent, nous sommes bien placés! héhé!" ça dépote au portant, et je tiens le cap, vers le phare de Tarifa. Nous sommes bientôt à la hauteur du phare et Maxime vient me relayer à la barre; barre à laquelle j'étais depuis six heures. A l'intérieur du bateau, je fais un point sur la carte, et m'allonge. Mais au bout de quelques minutes seulement, Maxime m'appelle: le vent est très fort et la mer se soulève soudainement. Nous enchaînons quelques empannages. Il est 3h du matin et la fête commence.
Je dis "la fête" parce qu'avec un peu de recul, j'ai bien l'impression qu'il s'agissait d'une fête d'au revoir de la mer Méditerranée. Cette mer avec laquelle Tara Tari et moi avons passé l'hiver compte bien célébrer notre départ. Les prévisions annonçaient 15-20 noeuds pour cette nuit, mais il est évident qu'il y a plus et nous nous adaptons: d'abord un ris dans la grand voile, et assez vite, vers 4h, un deuxième. La grand voile est désormais plus petite qu'une voile de planche à voile. La mer est démontée et rend la navigation très inconfortable. On m'avait bien dit que le vent d'Est soulève la mer, les choses ne vont donc pas se calmer. A la barre, Maxime fait son possible pour éviter les empannages, mais c'est compliqué. Nous passons Tarifa. Tarifa est un spot de kite-surf mais visiblement aussi de rodéo. "C'est quoi, cette mer, toute furieuse?!" Nous sommes bien attachés, harnais, longes et port des gilets de sauvetages de rigueur, nous savons que cela ne fait que commencer. Je descends dans le bateau pour faire le point: il est bientôt 6h et nous nous trouvons là où nous ne devrions pas être, c'est à dire près d'une zone de hauts fonds qui est évidemment l'une des explications à la taille des vagues. Il faut absolument se recaler plus Sud. Les vagues de travers nous malmènent mais nous arrivons à nous extirper un peu. A 7h du matin, alors que le jour arrive, nous sommes parfaitement placés pour démarrer notre traversée du détroit.
Et nous commençons la traversée. Les conditions ont empiré. Avec le jour, la vision des vagues est très impressionnante. Elles sont immenses. Vraiment immenses. Les vagues déferlent sur nous en faisant un bruit assez terrifiant. Il doit y avoir 40 noeuds de vent d'Est. Bâbord amures, nous allons bien vite. Mais Tara Tari est un petit voilier ardent: il remonte au vent et nous ne pouvons éviter de nombreux départs au lof. Pour ceux qui ne comprennent pas le jargon marin, je vais essayer d'expliquer le phénomène. Nous avons le vent de travers, et le vent pousse la grand voile si fort que nous pivotons autour de l'axe vertical du bateau, c'est à dire autour du mât, et le nez de Tara Tari pointe alors vers le lit du vent, soit vers l'Est. Ce qui est très désagréable car un peu face au vent pendant quelques secondes, nous ralentissons et nous nous prenons les vagues presque de face. Nous nous prenons des tonnes d'eau. Il n'y a pas grand chose à faire quand le bateau part au lof; dès que nous le sentons 'partir' nous crions (avec le bruit des vagues nous ne pouvons nous entendre autrement) tour à tour "choque!" Choquer les voiles, cela veut dire les ouvrir. Je choque la voile d'avant, le foc, puis le reborde, et nous progressons comme nous pouvons sur notre route, vers l'Ouest du Cap Spartel. Les rafales sont si fortes, qu'à plusieurs reprises Tara Tari se couche sur son côté droit. Et quand je dis "il se couche", je n'exagère pas: la dérive au vent est à l'horizontal et le mât touche l'eau. La mer est si démontée que l'eau entre alors par la descente, que je tente de protéger comme je peux mais que je ne ferme pas car j'ai un pied calé contre la paroi intérieure tribord pour ne pas tomber à l'eau. Le bateau couché, je me tiens à la force du bras gauche, la main accrochée à un chandelier. C'est assez impressionnant. Maxime est toujours à la barre: la barre est lourde, sa force physique en fera un meilleur barreur que moi dans de telles conditions. A l'intérieur du bateau, c'est le chaos. Les sacs et tous les petits bidons de rangement pourtant amarrés sont tombés sous le vent. Et nous continuons à nous prendre des tonnes d'eau. A l'arrière du bateau, nous avons mis des bouts à l'eau, en cuillère, pour ralentir un peu cette course folle.
Le soleil se lève sur l'Espagne, et un gros cargo rouge est en approche, dans le rail descendant que nous traversons. Bien qu'il semble passer derrière nous, j'attrape la vhf et le contacte en anglais:
- "To the big red cargoship vessel dans le détroit de Gibraltar; ici le voilier Tara Tari; ma position est 35°57 N 05°52W, je répète, ma position est 35°57 N 05°52W, nous sommes juste devant vous, à bâbord de votre étrave: pouvez-vous me confirmer que vous nous avez bien vus?"
- "Good morning! je n'arrive pas à vous voir en visu, mais je vous vois sur mon ordinateur! don't worry!" répond aussitôt une voix d'homme avec un ton bien rassurant.
- "Ah... si vous regardez bien, entre deux déferlantes, peut-être verrez-vous un petit bout de mât orange... nous sommes là!" plaisante-je même si ce n'est pas le moment de plaisanter.
- "Les conditions sont bien dures; Good Luck!" me dit-il très gentiment, sans oser dire "mais qu'est-ce que vous faites en mer en ce moment!?!"
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superbe lever de soleil, le 10 mai dans le détroit de Gibraltar |
Je regarde Maxime et lui dis "il nous a sur son ordi, c'est bon; bien sympa ce grand cargo rouge sous ses airs de bateau qui fait peur! On a plaisanté et il nous a souhaité 'good luck', c'est sympa!" Un peu d'humour pourrait détendre l'atmosphère. J'en profite pour lui dire à quel point je trouve le décor magnifique; ce cargo rouge dans cette mer grise si belle et le soleil orange qui se lève sur l'Espagne: c'est superbe!
Comme pour tout dans la vie, il faut voir le bon côté des choses: les conditions sont si rudes, que les cargos ont dû attendre un peu que le vent et surtout la mer se calment avant de passer dans le détroit, du coup nous n'avons croisé que 5 cargos! Autant dire
peanuts pour le détroit de Gib! Maxime a visé les fesses du 4ème cargo du rail montant et nous n'avons pas eu à contacter les autres navires. Nickel! Et puis avec ces vagues, oubliés les problèmes de courant!! Nous filons à 6 noeuds de moyenne, bien sur notre route malgré nos si nombreux départs au lof. Tara Tari est bien vaillant!
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les cargos dans le détroit en temps normal (ce matin) AIS tm |
"Tu aurais dû filmer!!" Je sais.... je regrette, je n'ai pas pris une photo ni filmé ne serait-ce qu'un instant. Aucune image de ce qui aura été notre fiesta de despedida de la Med. Les appareils bien qu'en boitiers étanches se seraient noyés et puis j'avoue ne pas avoir eu vraiment la tête à ça pendant la traversée du détroit. D'où mes gribouillages.
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alors? Where is Tara Tari? regardez bien, on le voit :) |
Dans la bagarre (parce que ça ressemble à une bagarre), j'ai deux vraies préoccupations: que Maxime soit en sécurité et l'état de Tara Tari. Maxime est à la barre parce que j'estime qu'il est meilleur à ce moment là et parce que je pense que c'est la place la plus sécu possible, il porte aussi mon harnais d'escalade, la longe la plus récente et le meilleur gilet de sauvetage. Quant à Tara Tari: il souffre le pauvre, mais tient plutôt bien. Les écoutes du foc ont lâché à plusieurs reprises: l'une se déclipse du bloqueur, et l'autre a fini par casser.
Le foc est libre et la voile claque dans le vent; pas le choix, je dois aller à l'avant pour sécuriser tout ça. Les conditions ne sont pas complètement appropriées à une promenade à l'avant du bateau. Maxime me propose d'y aller, c'est sympa, mais je refuse car j'estime être plus à l'aise pour me déplacer sur ce petit bateau et j'y vais donc, en faisant extrêmement attention.
A l'avant, je vole dans les vagues. "Une main pour le bateau, une main pour le bonhomme!" ce n'est pas le moment d'oublier la règle de survie! Je m'accroche aux chandeliers et arrive à l'avant. Je récupère la voile, mais très vite elle se bloque: les deux premiers mousquetons qui tiennent le foc à l'étai se sont accrochés au grand étai: impossible donc d'affaler complètement la voile! Et dans cette mer, avec le bateau qui se couche, je ne peux pas imaginer me mettre debout. Avec des gestes, car ma voix ne porte pas jusqu'à l'arrière, je tente d'expliquer à Maxime ce qui coince pour qu'il comprenne ce que je fais. Comme depuis le début de mon aventure, j'essaie de ne pas agir dans la panique. Alors je renoue la drisse du foc et je me cale, assise à l'avant, accrochée au chandelier. Je regarde le foc pris sur les deux étais, je regarde le mât et la manière dont se comporte TaraTari; quelques instants d'observation zen me permettront d'agir de manière plus réfléchie. Et je me dis que si les mousquetons se sont accrochés là, c'est qu'ils se sentent plus en sécurité ainsi. Je décide de les laisser comme ça, enroule la voile autour de l'étai et ficèle le tout avec un bout que j'avais apporté à l'avant. Les vagues déferlent, ce n'est pas agréable. A ce moment là, je repense à ce que Sidney m'avait dit "c'est de l'eau, tu sècheras plus tard" et puis je pense aussi aux photos de la Volvo Ocean Race, quand on voit les gars au poste de n°1 qui s'en prennent plein la figure. "Life at the extreme!" nous y sommes aussi les amis! Je prends une autre minute à l'avant pour vérifier si ce que j'ai fait tient ou pas, et observe le mât. ça à l'air d'être ok! Dès que les conditions se calmeront, je reviendrai libérer les mousquetons afin que nous puissions renvoyer le foc. Je reviens à l'arrière du bateau.
Maxime barre dans ces conditions infernales depuis plus de 5 heures; le pauvre c'est éprouvant. Il est fatigué mais ne se plaint pas. Nous sommes en approche du Cap Spartel, la pointe marocaine qui, une fois dépassée, devrait être garante d'une mer moins agitée.
Il est 9h du matin et nous sommes désormais entrés en Atlantique. On se tape dans la main. "On a réussi!" et je regarde Tara Tari "Bravo mon beau petit bateau, tu es bien courageux!" C'est bien que nous en soyons enfin sortis car nous grelottons de froid parce que nous sommes trempés, et parce que nous sommes tous les deux épuisés. Dans cette fête d'au revoir, la Med aura voulu quelques offrandes. Nous avons perdu des bouts, l'ancre flottante, un balais en bois..... rien de bien important. En revanche, je suis bien désolée car en se couchant sur tribord, TaraTari sur le flanc, le pot d'échappement du moteur était sous l'eau; Djian Dong s'est noyé, comme si on remplissait le tuba d'un plongeur. Les conditions restent musclées, mais tellement moins que dans le détroit. Nous essayons de démarrer Djian Dong car cette apnée forcée m'inquiète: Un point dur et puis quand nous arrivons enfin à tourner la manivelle, le pot d'échappement fait des bulles, recrache de l'eau! Pauvre Djian Dong; à peine réparé le voilà noyé! Nous sommes tellement lessivés que nous décidons de voir ça quand la mer sera plus calme.
Maxime va dormir; il est épuisé. Avant d'aller dormir, il me confie avoir eu peur: "Je nous ai vus sur le toit. J'imaginais Tara Tari retourné et je me suis dit que les secours viendraient rapidement dans le détroit... j'ai aussi eu le temps de me demander si j'avais bien une copie numérique de mes papiers d'identité, au cas où toutes nos affaires resteraient au fond du détroit...." Nous parlons un peu.
Maxime part se reposer et je reprends la barre - le pilote est off en ces temps laborieux. Et je pense à ce que vient de me dire Maxime, je me sens un peu mal car curieusement je n'ai pas eu peur et je n'ai surtout pas pensé du tout à d'un éventuel chavirage. Il est vrai qu'à plusieurs reprises, Tara Tari sur le flanc a mis de bien longues secondes à se redresser, mais je n'ai pas douté. Suis-je trop confiante? J'ai confiance en Tara Tari... cet hiver, les conditions ont été difficiles et Tara Tari a tenu. Alors là, je ne sais pas, mais je n'ai pas du tout vécu la traversée du détroit comme Maxime. L'eau dans la figure c'était pénible, la nav a été éprouvante, ça c'est certain! mais ma seule inquiétude aura été une éventuelle casse du mât ou d'un autre élément qui aurait compliqué les choses. Au fond de moi, je savais que Tara Tari allait tenir bon, qu'il fallait vraiment faire la part des choses entre le confort et le danger. Nous ne déplorons à l'issue du détroit, aucune avarie majeure. La réparation de l'entrée d'eau tient plutôt bien, ce qui change tout en comparaison aux efforts que j'ai dû fournir cet hiver. Sincèrement, selon moi, il s'agissait sur cette traversée d'un problème de confort, plus que d'un problème de danger.
Tara Tari a tenu bon, et nous aussi. ça a été dur, mais nous avons réussi. Maxime a barré super bien et je n'aurais certainement pas pu traverser sans son aide; être 2 était nécessaire, c'est une certitude. Ce n'était pas plus dangereux que si nous avions été sur un autre voilier: cela aura juste été bien plus inconfortable qu'à bord d'un autre voilier. Mais aucun autre voilier n'a traversé le détroit, ce jeudi matin. Et je n'ai par ailleurs aucun regret sur la décision de ce moment de départ. Les conditions ont été plus dures que prévues, mais tout s'est passé comme il fallait, c'est à dire : bien.
Avec Maxime nous sommes d'accord pour dire que notre baptême de traversée du détroit de Gibraltar aura été la navigation la plus impressionnante de toutes les navs que nous avons pu vivre jusqu'à aujourd'hui.
Nous voilà désormais en Atlantique et je suis heureuse.
La mer est encore bien formée et une autre fête est sur le point de commencer...
Capucine