mardi 29 mai 2012

solutions moralement efficaces

En mer. 14-15-16 mai 2012. Toujours au large de Casablanca...

Le 14 mai. 14h. N33°43' W007°34'. A 5 noeuds vers le Sud Ouest: il ne fallait pas rêver, ce vent parfait n'aura duré que le temps de nous éloigner de Mohammedia et du Cap Fédala. Il n'y a plus de vent et nous nous retrouvons de nouveau à l'arrêt devant Casablanca. Nous y passons une bonne partie de la journée. Et la nuit entière aussi. Nous essayons d'aller chercher un peu de vent au large des lumières et des prières de la ville. Quelque chose me dit que la route va être longue. La pétole: situation moralement inefficace n°0.

Rythme de vie à bord, rythme des quarts: nous avons assez vite trouvé le bon tempo. Peu après le coucher du soleil, nous nous relayons toutes les 2 heures; ça se tient dehors et ça laisse surtout un bon moment de repos à celui qui dort. Le rythme est venu assez naturellement, en fonction des besoins de sommeil de chacun . Lors des transitions de quarts, nous ne sommes pas très bavards: un point sur la route, sur les cargos et pêcheurs à surveiller et hop au dodo. A chaque relève, je note dans le journal de bord notre position, cap, allure, et autres commentaires sur la navigation: force approximative du vent et direction, visibilité, état de la mer, manoeuvres effectuées, navires sur zone, petit bricolage  sur le bateau etc. La répartition grosso modo des quarts de nuit? Cap 22h-minuit; Max 00h-02h; Cap 02h-04h; Max 04h-06h; Cap 06h -.. lors de ces nuits de calmes, j'essaie de laisser Maxime dormir jusqu'à ce qu'il se réveille tout seul parce que j'apprécie ces moments un peu seule à bord. Toutes les nuits le début des quarts change en fonction de la fatigue de l'un ou de l'autre. Pas d'horaires fixes à bord, on s'adapte mais il y a toujours l'un de nous dehors.

Nuit du 14 au 15 mai. je note dans un autre petit cahier: "4h05: pas de vent. un croissant de lune rouge s'est levé sur Casablanca mais vite caché par la brume. Les étoiles sont aussi cachées derrière l'épaisse brume. Nuit un peu longue. La fatigue: situation moralement inefficace n°1".

un peu fatiguée au lever du soleil. sourire forcé n°1
Le 15 mai. Il est 7h du matin et nous n'avançons toujours pas très vite. Un petit oiseau est venu se reposer à bord et me tient compagnie pendant deux heures. C'est un petit Serin Cini, cousin du Canari  que l'on distingue par ses ailes grises. Je suis très fatiguée et trouve ça sympa, un Canari à bord: comme s'il venait nous encourager à aller aux îles dont sa famille est originaire. Il est super bavard, chante plutôt dans les aiguës: "entre ton ton de voix et tes plumes jaunes: c'est pas très viril tout ça." Je lui offre un peu de pain et il boit l'eau douce de l'humidité nocturne qui forme une mini-mini flaque, à l'avant sur le pont. Il passe une heure à l'avant et puis, peu farouche, il est venu se poser sur ma jambe pour picorer encore quelques miettes de pain. Un petit oiseau est un super compagnon de petit temps.

un petit Serin Cini à bord de Tara Tari, le 16 mai 2012
Je note dans le cahier: "15 mai. Lever de soleil en compagnie du petit oiseau. nous avons le même ciré jaune plein de sel et avons tous deux l'air fatigué. Déjà loin des côtes. L'oiseau s'est envolé vers l'Ouest, vers le large. En zone de calmes, un petit oiseau de gaieté est une solution moralement efficace. Solution n°1."


8h. Le vent est complètement tombé et moi je tombe de fatigue. Maxime vient me remplacer. Joie. La relève: solution moralement efficace n°2.


Mais un peu avant 9h, il me réveille: "Capucine, sors vite! un cargo nous fonce dessus!" En cas de danger possible, nous devons être tous les deux sur le pont - autre règle de sécurité. Nous ne pouvons pas bouger vite, j'attrape les jumelles pour bien lire son nom écrit sur sa coque, et le contacte par vhf, il ne répond pas mais modifie un peu sa route et passe devant nous. Merci monsieur ou madame le capitaine de l'Atlantis Pride! Petit stress. Le cargo dans la pétole: situation moralement inefficace n°2.

l'Atlantis Pride
10h. On m'avait mise en garde contre le vent fort fréquent le long des côtes marocaines et nous sommes pourtant toujours complètement collés. Le vent ne souffle pas et nous, nous soupirons. Nous ne voyons à cet instant plus qu'une solution moralement efficace: la solution n°3:

Les rames offertes à Marseille! (voir archives novembre)
Maxime filme en annonçant la séquence par un panneau qu'il a écrit : "Casablanca - Les Canaries à la rame, ils le font". Dire que cela nous a fait beaucoup avancer serait un peu trop "marseillais" justement, mais de 0 nous avançons désormais à une vitesse -extrême- de 1 noeud. Nous ramons et nous nous rappelons de notre journée de rame devant Sète... je n'avais pas eu à réutiliser les rames depuis cette journée de novembre.

Il faut boire régulièrement. A cette latitude, le soleil ne fait pas semblant d'être une boule de feu. Chaleur écrabouillante: situation moralement inefficace n°3.  

 un peu chaud. sourire pas forcé n°1.

"Et si on se baignait!?" je suis sur le point de me jeter à l'eau quand soudain :

 
"Et si on ne se baignait pas?!"  je me reprends vite. Un banc de méduses flotte autour de Tara Tari; pas envie de savoir si elle font un peu mal ou très mal.
Les méduses: situation moralement inefficace n°4.


17h30. Constat de l'équipage: après 5 jours en mer, une petite douche s'impose pour enlever de nos peaux un peu de sel, de soleil et de crasse. Chacun à notre tour allons sur le pont devenu salle de bain à ciel ouvert! quel luxe. Lavage à l'eau de mer, rinçage avec un tout petit peu d'eau douce. je note dans le cahier :"journée qui sent bon le savon, tout va bien". C'était la solution moralement efficace n°4.

19h. Comme tous les soirs depuis que nous sommes dans cette zone de calme, je m'applique à la solution moralement efficace n°0 (elle ne date pas d'aujourd'hui):

Offrande à la noix, ou plutôt aux dieux du vent
Corentin ouvrait des noix de coco en "offrande aux dieux du vent". N'ayant pas de noix de coco à bord, j'ouvre donc des noix tout court avec le mince espoir que cela puisse marcher quand même. Quand je lui ai parlé de mes offrandes à la noix, enfin aux dieux du vent, Coco m'a dit "oulala, moi à la place des dieux du vent je hausserais les épaules, lèverais les yeux au ciel et soupirerais! Ils vont prendre ça pour de la rigolade, ta petite noix tout court!" Et bien qu'à cela ne tienne: un soupir du vent, c'est exactement ce que j'espère en retour! j'ouvre plein de noix - ils sont peut-être nombreux, ces dieux-là. Je note dans le cahier:  "Ce soir, 3 des noix-offrandes étaient pourries, j'ai un doute quant au retour du vent".

Le 16 mai. 10h15. N33°33 W08°25. Une barque s'approche et nous n'hésitons pas trop : nous leur demandons de nous aider en nous remorquant un peu. Entre bateaux de pêche, on se doit bien ça! Nous avons besoin d'avancer; c'est important pour le moral. Les pêcheurs marocains à bord de petites barques viennent régulièrement nous voir, pour nous saluer et nous proposer du poisson frais. C'est super sympa bien que cela nous semble fou qu'ils soient en barques à 50 milles des côtes!
Maxime prépare les bouts en pattes d'oie pour le remorquage, j'affale les voiles et file mettre un pantalon. Question de respect de cultures; je ne veux pas choquer en étant les genoux à l'air. Nos amis ne parlent ni ne comprennent ne serait-ce qu'un mot de Français et nous ne parlons pas Arabe. Ils ne s'adressent qu'à Maxime - qu'à l'homme. Je reste à la barre et reste dans le sillage de la barque. Nous évoquons la possibilité d'aller au port de pêche où ils se rendent.


Maxime me dit que ça l'embête de me laisser seule dans ce petit port de pêche vers lequel ils nous emmènent et je lui propose de monter à bord de la barque pour rejoindre le Maroc et prendre son avion sans que je n'aie à m'arrêter. Mais l'idée ne le convainc pas: "que diraient les douaniers si j'arrivais ainsi". Il est ok pour continuer vers les Canaries, alors nous ne changeons pas nos plans.
A bord de la barque, les trois hommes allument un feu à l'essence et préparent un thé. La scène est assez surréaliste; leur feu est à quelques centimètres de leur réserve d'essence et du petit moteur. Nous profitons d'une risée pour leur dire que nous allons continuer à la voile. Maxime leur donne un petit billet pour le dépannage et nous renvoyons la toile. L'épisode remorquage a été l'occupation de la matinée. La tête de Tara Tari n'a pas trop surpris nos amis pêcheurs: ce sont bien les premières personnes que je vois qui n'ouvrent pas des yeux grands comme ça devant l'aspect un peu "récup et toile de jute" du bateau. Les voiles sont hissées et nous voulons croire que nous allons repartir. Le vent est de secteur Sud Ouest: impossible de faire route directe. Et en plus, il est nul. enfin inexistant, on se comprend. Patience, patience. Je prépare du thé à la menthe. Pour faire "local".
Le remorquage : solution moralement efficace. Le remorquage qui ne sert à rien : situation moralement inefficace. - l'un annule l'autre: hors compte.

15h. N33°29'235'' W08°29'100''. Notez cette position bien précise: c'est un super spot de pêche! Des maquereaux partout! Le vent revient enfin un tout petit peu et dans la bonne direction. A 3 noeuds, nous pêchons sans souci. Maxime appelle cette espèce de poisson"maquereauquain". je vous laisse comprendre le jeu de mots aussi local que le thé à la menthe. La pêche, solution moralement efficace n°5.

trop gros pour nous, ce poisson-là retourne à l'eau!
16h. Cap au 230°: nous avançons enfin - bien que doucement - sur la route directe! Et c'est la fête des maquereaux. 7 prises en une heure! Nous pêchons mais relâchons les prises trop petites ou trop grosses: nous ne garderons que 2 poissons: un pour le dîner et l'autre pour le sandwich du lendemain - comme ça, vous savez tout. Maxime a bien rigolé parce que j'ai été incapable de tuer le premier poisson que j'ai remonté à bord et il est retourné à l'eau en me glissant des mains. Pêcher un poisson qui va servir de dîner signifie qu'il faut, avant de le mettre dans la casserole, lui planter un couteau derrière la tête et une fois que l'on a fait ça, le pont ressemble à une scène de crime: du sang partout! Les mains pleines de sang, je faisais moins la maligne deux minutes avant de m'être lavé les mains et de poser pour la photo du trophée dinatoire. Assassiner un poisson: situation moralement inefficace n°6.

après assassinat du poisson. sourire forcé n°2 
Nous sommes visiblement dans une zone de pêche: sans parler de nos prises, il y a des chaluts partout. Il faut voir l'état des bateaux. "Tant que ça flotte, ça pêche!" c'est ce que je me dis en regardant les bateaux qui nous entourent. J'ai une grande admiration pour les pêcheurs, en Bretagne en Espagne, au Maroc ou ailleurs, je pense qu'ils font l'un des métiers les plus durs au monde.

en pêche
Le poisson frais est un régal qui me fait oublier mon acte criminel, un régal que je cuisine comme je peux avec mon petit réchaud à gaz et ma petite casserole, un régal qui a été un vrai régal. Je note dans le cahier "20h: super bon dîner!" - commentaire simple mais explicite.
Entre les pêcheurs-remorqueurs, nos maquereaux, et le spectacle des chaluts en pêche, nous avons oublié que nous avançons trop doucement le long du Maroc: j'ajoute dans le cahier "16 mai: thématique pêche."

A Marseille, Anaïs (amie officier de marine marchande) qui a l'habitude des longs séjours en mer m'avait conseillé d'embarquer des bonbons. A Alicante, Yannick (ami de Bretagne venu me voir) a apporté un sac entier de mini-Carambar que je n'ai pas encore ouvert. Il est temps de suivre le conseil d'Anaïs. Un mini Carambar en dessert = lecture de la (super) blague écrite sur l'emballage.


Les blagues Carambar: solution moralement efficace n°6.
NB: Quand nous en sommes à considérer les blagues Carambar comme une solution moralement efficace, c'est que l'heure est grave.

Nuit du 16 au 17 mai. 1h30. La nuit est terriblement humide, et nous n'avançons terriblement pas. Brume, pas d'étoile, pas de lune, pas de vague. J'aurais presque envie qu'un cargo surgisse de nulle part pour mettre un peu d'action dans cette veillée.
NBn°2: Quand nous en sommes à espérer croiser un cargo de près, c'est que l'heure est -vraiment- très grave.


C'est pénible. Je suis de quart et il ne se passe rien,"quand soudain", je vois Maxime qui sort par le hublot avant et qui s'avance rapidement comme un funambule vers l'arrière du bateau!
- "Tout va bien, Maxime?" je ne comprends pas trop ce qu'il se passe.
Il est dans un demi-sommeil! Un brin somnambule, le Maxime? cette nouvelle donnée m'inquiète: il va falloir qu'il s'attache quand il dort, car ça pourrait être dangereux cette histoire! Les imprévus rodent mais j'aurais préféré le cargo-surprise. Cette nuit, pendant mes quarts de sommeil, je ne dors pas très sereinement et me réveille plusieurs fois en demandant "tout va bien dehors?" alors qu'il n'y a pas de raison valable d'être inquiète puisque Maxime est bien éveillé. L'angoisse n'a parfois rien de rationnel. Cette anecdote est la situation moralement inefficace n°6.


Je prends mon dernier quart à 4h et laisse Maxime dormir jusqu'à son réveil. Calée dans la descente pour ne pas être trop trempée par l'humidité, je termine de lire "L'expédition du Kon Tiki". Super livre qui me donne envie d'aller naviguer vers les îles du Pacifique. A Gibraltar, quand j'avais dit à mes parents quelle était ma chouette lecture du moment, mon père m'a raconté que, quand il avait 12 ans, fasciné par l'aventure norvégienne, il avait fait une maquette, parfaite réplique du radeau en balsa! Que mes parents ne me demandent plus de qui je tiens! Une pensée en entraîne une autre. Je pense à mes parents: à cette si petite vitesse nous n'arriverons que dans très longtemps dans les îles et comme je n'ai aucun moyen de communication ni aucune balise de suivi à la trace du bateau, j'ai peur qu'ils s'inquiètent bientôt. "Que pensent-ils, sans nouvelle, à terre? Comment les rassurer?" Penser à l'inquiétude de ses parents: situation moralement inefficace n°7.

arrivée du 17 mai, le jour où tout va changer.... (assurer le suspsense..)
J'hésite à envoyer un message dans une bouteille qui pourrait atteindre les côtes marocaines avant notre arrivée aux Canaries. Mais ça me fend le coeur de jeter une bouteille dans l'eau. L'océan est assez sale comme ça et je n'ai pas la certitude que le message arrivera à bon port. Avec cette légère conscience écologique qui s'ajoute à mon inquiétude des états d'âme de mes parents, je me retrouve vraiment dans une situation moralement inefficace.

Le 17 mai. 9h. N33°04 W09°04. Nous buvons un bon café chaud, papotons et apprécions notre vitesse qui atteint enfin les 3 noeuds. je pars dormir vers 10h30; une heure plus tard, je me prends un sac de vêtements dans la figure! Je ne râle pas car le sac au vent qui me tombe dessus est une solution moralement efficace qui signifie que vent est arrivé! Tara Tari file à 5,2 noeuds! je lance à tue-tête un "Yahoo!" - j'allais crier "youpi" ou "youhou", mais l'occasion était trop belle pour rendre hommage à mon éditeur et mes écrits sur Yahoo! qui attendent patiemment mon retour!

7ème jour en mer et nous avons la pêche.
Yahoo! le sac qui me tombe dessus en plein sommeil: solution moralement efficace n°7.
Le compte est bon.
Capucine

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire