Le Rara Avis au ponton de la Cité de la Voile, le 22 octobre 2011 |
Me voilà à bord du Rara Avis du Père Jaouen. Dans le carré tout en bois, on m'offre un bol thé fumant et une banane. Quel réconfort. Je flotte un peu. Maintenant que je suis à bon port, la fatigue n'est plus intimidée par la mer, elle danse, m'entraîne dans sa ronde.
Avec des compresses stériles, mouillées à l'eau bouillante, on nettoie ma plaie et mon visage. L'arcade sourcilière est bien ouverte apparemment mais je ne sens pas grand chose. Estelle propose de me recoudre, mais le responsable du groupe dit que la plaie est importante, qu'il appelle les pompiers. Quelques gorgées de thé. Chaud. Si bon. Le bol me brûle un peu. Mes mains sont abîmées, c'est le lot des gens de mer.
Et nous parlons un peu. Le Rara Avis est l'un des bateaux de l'AJD du Père Jaouen...
Michel Jaouen est né à Ouessant en 1920 et a été ordonné prêtre en 1951. Il créé alors l'Aumônerie de la Jeunesse Délinquante. Objet social : élargir l’horizon des jeunes sortant de prison, en les invitant à revenir dans le monde. Un jour un jeune a répondu à un curieux qu'AJD signifiait "Amis du Jeudi - Dimanche" (jours des visites) et c'est resté. Comme la mer élargit bien l’horizon, Michel Jaouen installe une base à Pen-Enez, Landéda, dans le Finistère, sur la dune face à l’entrée de l’Aber-Wrach, avec des baraques récupérées de la reconstruction de Brest. Il construit le Foyer des Epinettes, à Paris, pour accueillir ceux qui sortent de prison. Déjà convaincu que le mélange des gens est la meilleure recette, il en ouvre largement les portes. Un premier Bel-Espoir, puis un plus grand : il emmène naviguer les délinquants, enrôle en équipage des appelés du Service Militaire, invite qui veut à son bord. Le Rara-Avis vient agrandir la flotte. Le Père Jaouen imprime sa marque en embarquant des toxicomanes et prêche inlassablement pour le mélange des gens, déteste les ghettos et les vases clos.
Le Père Jaouen. La Mer contre la galère. |
Les pompiers arrivent, montent dans le carré regardent la plaie, "Il va falloir aller à l'hôpital" -encore l'hôpital.. "vous êtez sûrs?". Ils sourient "oui, et c'est non négociable". "Vous pouvez soulever votre manche, je dois prendre votre tension" "Attendez, j'ai 4 pulls... et ma tension ne doit pas être bien haute, je rentre de mer, je n'ai pas vraiment dormi ni mangé". Ils sourient encore, amusés de la situation. "Allez, on y va. Vous avez des chaussures? Il vous faut des chaussures". Escortée par ces trois beaux pompiers, je retourne à bord de Tara Tari. Corentin est là. Je lui explique que je dois soigner un petit bobo, que l'on m'emmène aux urgences. On échange quelques mots, je prends le temps de lui dire à quel point j'ai aimé ce temps en mer. Je récupère dans le bateau mes petites baskets en toile. Il y a de l'eau dedans, froide et salée. Je continue pieds nus vers l'ambulance.
Sur le trajet, les pompiers me posent de nombreuses questions sur le bateau, sur mon projet sur tout ça "On vous suivra! vous êtes un peu folle, mais c'est super d'avoir discuté comme ça!" Aux urgences on m'accueille "Ah mais vous êtes connue ici.. vos genoux surtout!" Une infirmière m'installe sur une chaise à roulette, un peu à l'écart de la salle d'attente "Vous serez mieux un peu isolée, n'est-ce pas?" Comment sait-elle? Et puis elle repart discuter avec les pompiers, ils s'amusent de cette histoire.
Les urgences, ce n'est pas vraiment ce dont je rêvais. Mes habits sont salés et humides, mes pieds font la grimace, nus dans des Converses devenues conserves d'eau de mer. Je me réchauffe en grignotant le kouignaman que m'a donné Corentin, et je demande si je peux recharger un peu mon téléphone, car je n'ai toujours pas de batterie. Je suis embêtée car je suis partie sans ranger le bateau. C'est important de ranger le bateau, et je ne l'ai pas fait. On me soigne. Pas de fil ni d'aiguille mais de la colle de suture. Décidément. Toujours pas de couture mais du sika... désolée maman, là - vraiment- je n'y suis pour rien.
Corentin vient me chercher aux urgences et nous retournons à la Cité de la Voile où nous sommes invités au dîner des auteurs. Corentin me dit que Pifou Dargnies, un ami, a passé deux heures à écoper et remettre en ordre Tara Tari. C'est vraiment sympa... Merci Pifou!
Cheveux ébouriffés, salée jusqu'aux os, je ne me sens pas très présentable, mais on fera avec. Patrick Deschamps s'approche de moi "ça va mieux?". Un peu plus tard, il revient avec le livre qu'ils ont écrit - "Démerdez-vous pour être heureux!" en me disant qu'il me dédicace la page 119.
Nous regardons la page 119, et sourions :
Le lendemain, nous sommes invités à dîner à bord du Rara Avis. Corentin est désolé de ne pouvoir venir, tout comme Pifou, du coup nous y allons avec Emmanuel Poisson-Quinton qui nous aide, lui aussi à préparer le bateau. Dehors, il fait bien frais; il y avait un coup de vent fort prévu aujourd'hui.
Le Rara Avis est un dériveur de 38 mètres, construit en 1957. Un dériveur, ça peut se faufiler presque n’importe où. C’était le yacht personnel de Georges Lilliaz, le patron du BHV. Il l’a donné à l’AJD en 1974. Il a été entièrement rénové dans le chantier de l'AJD, entre 1999 et 2002. En plus des 8 membres d’équipage, il peut accueillir 28 personnes, dans des cabines de 2 ou 4 places. Plus spacieux que le Bel Espoir, une personne en fauteuil peut y embarquer.
Nous visitons le bateau. Grand, beau, chaleureux. Et nous regagnons le carré, aidons à mettre la table. Tout le monde participe à tout. Nous sommes une vingtaine dans cet antre de bois. L'ambiance réchauffe les âmes. Une grosse louche de soupe à l'oignon. Un régal. Cette soupe à quelque chose de particulier. Le goût des choses simple et du partage.
La rencontre avec l'équipage du Rara Avis est belle. Ils vivent un peu dans leur bulle, dans un esprit communautaire qu'il est rare de retrouver à terre. Tout le monde dans le même bateau, on se prend comme on est ici et ça se ressent. Chacun semble avoir sa place. Nous parlons de ce qu'ils font, et de Tara Tari aussi. Coïncidence ou pas, nous avons le même programme de navigation, cet hiver : alors nous nous donnons rendez-vous au Cap Vert. Cette soupe à l'oignon est un délice, j'en reprends encore. Nous partageons. Ils me demandent de raconter mon histoire, alors on parle de Kerpape et de tout ça.. Finalement, comme eux, je me retape aussi en mer. Ils notent l'adresse du blog pour pouvoir suivre l'aventure de Tara Tari, l'affichent dans le carré. Ils repartent demain en direction de Brest. Leur accueil si chaleureux.. Les soins, le thé, la banane et la soupe. Si simple, si vrai. C'est aussi ça la vie. Au revoir les amis, on se voit au Cap Vert!
En partant je regarde Tara Tari.
Sur mon visage, j'ai désormais un petit trait, une petite marque qui me lie au bateau. Une version aventurière d'un tatouage dessiné. En fait, j'ai fait exprès. C'est mon côté loubard. Tara Tari est désormais un frère de sang.
arcade sourcilière ouverte et refermée le 22 octobre |
Après la bôme au front à bord de Tara Tari, le baume au coeur à bord du Rara-Avis,
Merci encore,
Capucine
site de l'AJD du Père Jaouen
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